Friday, September 29, 2006

MANIFESTE POUR UNE TREVE SACREE

J'enseigne depuis dix ans et j'ai connu pendant cette décennie un nombre incroyable de réformes ou de décrets qui ont bouleversé les pratiques professionnelles. Enseignant le français en matière principale, j'ai dû travailler sur trois programmes différents au premier degré et deux pour le deuxième degré. J'ai connu les socles de compétences, les compétences terminales, le décret Missions, deux réformes des congés maladie (dont la seconde annulait les effets de la première !), le contrat d'avenir pour l'école. Et j'en passe peut-être !

La plupart de ces décisions ont été accueillies froidement par un corps professoral à qui on a reproché son inertie, son manque de conscience professionnelle ou son repli identitaire. On a dit de nous que nous étions incapables de nous remettre en question et on a douté de notre capacité d'adaptation. « La société a muté, disait-on, l'enseignement de papa est terminé. Les enseignants doivent apprendre à aller de l'avant ».


Et ils sont tous allés de l'avant
Ils ont tous revus leurs leçons, contrairement à ce que l'on a voulu faire croire. Les enseignants se sont adaptés à toutes les réformes qui leur ont été imposées, mêmes les plus stupides, mêmes celles qu'ils avaient combattues âprement dans les rues (désolé de décevoir ceux qui croyaient qu'ils étaient descendus en rue pour ne pas travailler !)

Bien sûr, certains ne les ont pas appliquées totalement. Ils ont intégré les nouveautés à leurs pratiques anciennes, créant ainsi une multitude de pratiques singulières, plus ou moins éloignées des programmes officiels, mais en lien avec leur passé et leur histoire professionnelle.

D'autres ont tenté de développer de nouvelles pratiques les plus proches possibles des recommandations officielles. Quelques-uns par réelle conviction, d'autres par un excessif souci professionnel. Ces derniers y ont aliéné leur identité, ce qui les a plongés dans une profonde souffrance professionnelle.

Oui, les enseignants ont suivi les réformes. Mêmes si celles-ci étaient lancées trop vite, sans réelle réflexion, dans l'urgence politicienne. Par exemple, et sans trop entrer dans les détails, la réforme des compétences a été mise en place sans une réelle réflexion sur leur évaluation. Faux, diront les géniteurs de la réforme ! Evidemment, on pouvait assez tôt lire quelques lignes très générales ou quelques documents crachés à la va-vite, mais rien de plus. Rien de suffisant.

Les problèmes, ce sont les enseignants qui les ont soulevés et qui ont interpellé les formateurs, conseillers et inspecteurs, qui leur ont parfois répondu qu'ils devaient faire preuve d'imagination ! En d'autres termes, ils devaient trouver aux-mêmes les réponses aux problèmes que d'autres leur posaient!

Mais pourquoi toutes ces réformes ?
Parce que l'école est en crise, bon sang ! Tout le monde le sait ! Les enfants qui s'y ennuient le savent. Les parents, pour qui tout était mieux avant, le savent aussi. Les enseignants abusés et désabusés le savant mieux que quiconque. Les médias le savent, parce que les médias savent tout. Les entreprises le savent parce qu'elles ne parviennent pas à trouver du personnel qualifié. Les ministres le savent, parce qu'un ministre, par définition, c'est savant. Et l'Europe le sait aussi, parce que l'Europe a un avis sur tout et que cet avis est toujours le bon. Enfin, l'enquête Pisa a montré cette crise et l'a même montrée scientifiquement !

La crise de l'école est une évidence sociale partagée par tous… mais jamais interrogée. Loin de moi l'idée de dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Bien sûr, il y a de gros problèmes dans notre système éducatif.

Mais qu'y a-t-il de réellement neuf dans tout cela ?
Dès l'Antiquité, les philosophes se plaignaient de la jeunesse qui, déjà, n'était plus ce qu'elle avait été de leur temps. Au moyen-âge, les professeurs d'université soulignaient la bêtise de certains de leurs étudiants et s'inquiétaient de l'avenir. L'école n'a jamais vraiment vécu un âge d'or et durant toute l'histoire, des pédagogues ont fustigé l'école « traditionnelle » – qui n'était autre que l'école « contemporaine » – pour proposer une autre vision de l'enseignement, censée réussir là où les autres avaient échoué. Et cela, de Coménius à Freinet et de Freire à Makarenko. Cette crise de l'école se retrouve à travers les siècles et les continents !

On est en droit de se demander alors si ce n'est pas le propre de tout système vivant – je veux dire par là animé d'une force quelconque – d'être en crise ? L'état de crise n'est-il pas inhérent à tout système, que ce soit l'école, la famille, le couple, l'état…

Si par crise on entend tout événement après lequel plus rien ne pourra être comme avant – qui est la définition que certains systémiciens lui donnent – on comprend que les crises sont inévitables, voire souhaitables.

Dans un petit livre parfois urticant, Michel Develay[1] signale qu'il existe deux origines sémantiques du mot crise. La première, grecque, vient de krisis et renvoie à une période critique dans l'évolution des choses. La crise est un état de tension maximal, essentiellement désagréable : crise d'angoisse, crise d'épilepsie… Elle est, dans cette acception, un état, plus ou moins temporaire, à l'issue incertaine et souvent malheureuse.

L'autre origine est chinoise. La crise possède alors un double sens : celui de fin et de recommencement. La crise entérine la fin d'un état, d'une situation, mais elle est annonciatrice de changement. Une chose meurt, mais une autre prend sa place. La crise n'est plus un état, mais un processus dynamique.

L'école est en crise !
La belle affaire ! Depuis son invention, elle n'a cessé d'être en crise. Mais pendant de nombreux siècles, elle en est sortie grâce aux ressources du système lui-même. La crise a initié de nombreuses réflexions, qui ont engendré de nouvelles pratiques, des pratiques multiples, parfois contradictoires, mais qui témoignaient toutes d'une grande vitalité du système, de sa bonne santé.

Où est le problème alors ?
Le problème ne résiderait-il pas dans cet acharnement politique et politico-pédagogique ? La difficulté de tout système en crise, difficulté qu'il surmonte par ses ressources propres, a été transformée en problème suite à l'intérêt excessif, à l'ingérence même de facteurs périphériques qui ont ruiné cette capacité de survie qu'avait l'école, qui ont déstabilisé sa dynamique interne. Le processus créatif de revalidation du système a été bloqué et la crise est devenue un état permanent.

Comment sortir du problème ?
En sortant d'un séminaire de la Biennale de l'Education de Lyon, j'entendais quelques collègues discuter sur ce qu'il faudrait à l'école pour sortir de la crise. Les solutions étaient variées : pousser les réformes plus loin, désacraliser l'institution scolaire, donner davantage la parole aux élèves pour qu'ils s'ennuient moins…

En bref, il s'agissait de faire toujours plus de la même chose ! Que cette « même chose » n'ait pas fonctionné avant, personne ne s'en préoccupait ! Ce qui importait surtout, c'était d'enfoncer le clou davantage ! Pas de changer de direction, pas de trouver d'autres solutions !

Si votre enfant fait pipi au lit depuis une semaine et que vous lui administrez une gifle tous les soirs, en vain, ce n'est pas avec deux gifles de plus que les choses vont changer. Il faudra trouver autre chose, qui soit une meilleure idée que les gifles (ça, ce n'est pas difficile).

Et bien, à l'école, c'est le même : l'institution pisse au lit depuis des années et elle reçoit des gifles depuis des décennies, des gifles dont l'intensité ne cesse de croître avec le temps.

Pendant cette discussion, j'étais resté silencieux, ce qui avait fortement surpris mes collègues. L'un d'eux avait fini par me demander :
- « Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? De quoi l'école a-t-elle besoin pour toi ?
- Pour moi, répondis-je, ce dont l'école a besoin ?
- Oui !
- Eh bien, je pense que ce dont elle a besoin avant tout, c'est qu'on lui foute la paix quelques années !
- Quoi ?
- Oui, qu'on la laisse respirer. Qu'on laisse les principaux concernés retrouver leur capacité d'innovation, plutôt que de les faire passer pour des incompétents et des assistés qui ne pourraient jamais s'en sortir sans « l'aide » de pédagogues de bureau.
- Tu veux qu'on laisse les profs tranquilles !
- Les profs, les élèves, les parents ! Ce ne sont pas des abrutis ! Ils connaissent le système mieux que personne ! Ils savent mieux que quiconque ce qui est bien pour eux !
- Tu veux dire qu'il faudrait organiser des conférences où ils pourraient partager…
- Foutaise ! Qu'on n'organise rien pour eux, ils s'organiseront bien tout seuls ! Et de la manière qui les arrangera le mieux !
- Tu te rends compte que c'est impossible…
- Impossible, oui, je sais. Impossible parce qu'on ne supporterait jamais dans notre pays de laisser un si grand nombre de personnes sans contrôle, sans pilotage, sans inspection, sans conseil, sans leçon…
- Tu es sérieux ?
- Sérieusement, ce dont l'école a besoin, selon moi, c'est d'un peu de sérénité, d'un peu de souffle. Tu sais ce qui serait formidable ?
- Non !
- Une sorte de trêve sacrée. Comme un armistice : l'assurance de foutre la paix à l'école pendant au moins deux législatures. Et puis on verrait, on évaluerait… Ça ne coûte rien d'essayer.
- Tu rigoles, ça sacrifierait deux générations d'élèves…
- C'est sûr que pour l'instant, elles ne sont pas sacrifiées ces générations-ci ! Tu supportes ça, toi ?

Voilà, à peu près, le dialogue qui eut lieu à cette Biennale. J'avais un peu lâché cette phrase par provocation… « Foutre la paix à l'école… » Mais en y repensant, je n'avais peut-être pas totalement tort. Depuis, je n'ai cessé de penser à plusieurs « innovations » qui ont été injectées dans les pratiques enseignantes, par les ministères, fédérations, syndicats, secrétariats, voire par les enseignants eux-mêmes. Quelques « innovations » qu'on aurait mieux fait d'éviter ou de réfléchir davantage. Quelques « innovations » qui pompent l'air quotidien de milliers d'enseignants. Quelques « innovations » qui, dans ce blog, seront passées en revue…non sans un certain cynisme. Le lecteur est averti…

[1] Develay M. (1996). Donner du sens à l’école. Paris : ESF.

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